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Un thriller inachevé... à terminer par le lecteur!
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Un thriller inachevé... à terminer par le lecteur!
Le sexe de Cassandre
Cela commence comme une gageure entre deux écrivains dans un village de montagne, qui, entre jardinage et écriture, s’ennuient de Paris et se retrouvent le dimanche matin pour des causeries littéraires et amicales : Bertrand, auteur célèbre et Mariane, philosophe, font le pari d’écrire un best seller. Mariane, qui est aussi éditrice et férue d’informatique a une idée saugrenue : pour séduire le plus grand nombre de lecteurs, il faut simplement établir un modèle… à partir d'un moteur de recherche d'ordinateur. Bertrand, au début réticent, finit par se laisser séduire et même peaufine l’affaire. Pourquoi ne pas le faire écrire, dans ses grandes lignes du moins, par l'ordinateur lui même? Des paramètres seront chargés à partir de critères établis "scientifiquement", soit reliés à de précédents best sellers, y compris les siens, soit à des articles de journaux sur des affaires réelles bien médiatisées, le tout analysé par Mariane... Aussitôt dit, aussitôt fait : ils se mettent au travail. Le colligé des info, grâce au net, est assez rapide. Trop peut-être ? Les données sont donc introduites dans le disque dur… et tout est prêt.
Mais un élément imprévu va tout fausser…
Le fils de Mariane, informaticien d’un bon niveau, venu en week end spécialement, lui installe un logiciel d’écriture automatique à partir de la voix, une carte son perfectionnée… et vogue galère
Le grand jour arrive. Bertrand, incrédule, est venu pour la mise à feu. Mariane lance la machine… L’ordi semble hésiter, réfléchir… et, miracle, soudain une voix de synthèse un peu inquiétante résonne dans la pièce pendant que s’écrit une histoire sous leurs yeux : préécrite … Ou simplement transcrite par bribes pêchées de manière aléatoire (?) et recollées bout à bout ? L’ensemble est comme un rêve échevelé ultra rapide qui se met en place tout seul : un meurtre, celui d'une enfant de quatre ans, Mady. Un meurtre qui semble rituel, (la tête a disparu et le corps est terriblement mutilé) dans un village reculé, particulier, où se sont autrefois déroulés des faits semblables, terrifiants (durant la guerre? peut-être, l'ordinateur dit seulement « il y a 60 ans »… Un autre meurtre d'enfant ? Ou bien ce meurtre là est-il la suite de cette précédente affaire ? la machine n’en dit pas plus), une affaire de séduction d’une adolescente autrefois, par un notable, une atmosphère glauque de suspicion et de haine de chacun vis à vis de tous, des lettres dénonçant le ou les coupables présumés, d’autres revendiquant l'assassinat… La douleur de la mère, Jeanne, qui hurle vengeance… De lettres de dénonciation, il y en a plusieurs, contradictoires, cruelles. Le tout sur fond d’une histoire de séduction d'une adolescente, une Cosette cévenole, d'alcool, de misère et de consanguinité. L'ordinateur s'arrête soudain. Il refuse d'en dire plus. Mariane fébrilement pianote sur le clavier, questionne. En vain. Les parieurs imaginent... Une enquête ? La police ? Qui a tué l'enfant ? Quel rapport avec la jeune fille abusée autrefois ? Est-ce Jeanne, la mère de la petite victime décapitée ? Silence pour le coup.
Après une pause (le sablier), l'ordinateur poursuit... Une tête de chapitre s’inscrit, inquiétante.
Le premier homme et la meute de loups
Un homme en effet survient dans le village à la suite du meurtre. Puis, suit une véritable meute. Une meute de loups, précise l’ordi. Le « premier homme » est hors norme, étrange, une arme dans la poche et une caméra en bandoulière. Un sorcier ? Un journaliste ? Un flic ? Peut-être. Il est costaud, beau, d’une beauté étonnante, magnétique, toute entière cristallisée dans ses yeux, très clairs, presqu’inquiétants. Puis, viennent d’autres hommes et des femmes : des journalistes ? (Et des belles également, courtisanes ou actrices). Ils occupent tous une maison vide, un hôtel qui leur a été loué, vivent ensemble, joyeusement, dans une atmosphère alcoolisée de campus universitaire, le sexe en plus. Une se détache, Line. Elle séduit immédiatement le "premier homme" dont l'ordinateur ne veut toujours pas dire le nom, c’est le premier homme, point, qui semble devenir amoureux fou. Le village est alors le centre d'un univers contrasté où se côtoient et s’affrontent deux mondes antagonistes, étrangers. Les gens d’ailleurs, de la ville, expansifs, noceurs mais aussi inquiétants et ceux du village, taiseux, frustes, parfois cruels, suspicieux. Qui a tué l'enfant ? Tous s'agitent, chacun est persuadé (ou assure) le savoir.
L’ordinateur s’arrête longuement. Mariane se remet au clavier.
Est-ce l’affaire Grégory ? Demande-t-elle. La machine ne daigne même pas répondre… mais se remet en marche immédiatement. Une autre tête de chapitre…
Sonia, la femme d’ailleurs
Elle décrit soudain un personnage, Sonia. Elle est l’amie intime de Jeanne, bien que les deux femmes ne se ressemblent pas. C’est une jeune femme du village – mais arrivée depuis peu, une out sider en quelque sorte - très belle, qui a été la seule à aborder Line spontanément et à lui raconter plus ou moins sa vie (sans précisions, laissant seulement entendre qu’elle fut dramatique)… et à lui annoncer qu’elle a des révélations à lui faire sur le meurtre mais qu’elle a peur… Line ne parvient pas à lui tirer autre chose, elle regarde de droite à gauche, visiblement inquiète. Une folle ? Une mythomane ? Line s’interroge. Cependant, Sonia lui donne rendez-vous pour le soir même à un endroit précis que l’ordinateur ne désigne pas… et ne vient pas. Personne sauf Line et Jeanne ne semble s’en soucier. La police tout de même fait quelque brève recherche… et le résultat ne se fait pas attendre : Sonia est retrouvée morte en bas d’une falaise, dite des « trois pins », lieu de prédilection des suicides dans la région.
L’ordinateur, comme s’il savourait ses effets, se tait.
Les trois pins ! Mariane frémit. Elle connaît bien l’endroit en effet. Il existe réellement : son aïeul autrefois s’y tua à cheval. Et elle-même au même endroit y eut un inexplicable accident, à cheval également. Elle eut de la chance : si elle était tombée à droite, elle se serait écrasée 100 mètres plus bas comme son aïeul, comme Sonia. Elle tomba à gauche… Et elle eut à ce moment là une sorte d’intuition extraordinaire qui fut le point de départ du seul best seller qu’elle écrivit : ce fut comme si le livre dans sa totalité s’était écrit en un instant de cette seconde où sa vie fut en jeu : jetée au sol, elle vit distinctement les sabots de l’énorme jument passer au dessus de sa tête en un saut un peu lourd qui l’évita à un millimètre. Ce fut comme si quelqu’un lui avait « soufflé » le livre à cet instant-là. Par la suite, elle ne fut plus tout à fait la même et ne remonta jamais : l’effet du choc ? Personne ne put l’expliquer. Elle eut des intuitions étranges, des précognitions, des coïncidences extraordinaires la hantèrent pendant quelques mois… Puis cela s’atténua, un peu, tout en revenant de manière récurrente par « crises ». Un électroencéphalogramme de donna pas grand chose : une « légère susceptibilité dans la zone temporale droite » lui annonça-t-on placidement. Le résultat de l’accident ? Les médecins n’en dirent rien. Pas forcément. Elle oublia -presque-.
Les trois pins ! Malaise : que raconte cette machine, car c’en est une tout de même, qui restitue en un mixte troublant une histoire qui mêle réel et imaginaire, pour l’instant sans signification ?…
Est-ce relié à mon propre accident ? demande-t-elle, agacée. La machine ne répond pas. Mais elle inscrit aussitôt une autre tête de chapitre : déroutante…
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La fiancée du pirate
On croirait que l’ordi veut dédramatiser l’affaire. Mariane rit. Elle a vu le film autrefois comme tout le monde, et l’avait beaucoup aimé… et elle a même eu Pauline (la fille de l’actrice principale, Bernadette Laffont) dans sa classe à Paris. Mariane est un peu inquiète : que veut lui dire la machine ? La mort de Pauline, (devenue une starlette drôle et ultra sexy !) qui ne fut retrouvée que deux ans après sa disparition, précisément ici, dans un ravin couvert de broussailles par un chasseur, malgré les recherches actives diligentées par le Président de la république lui-même, un ami proche de sa mère… Pauline réduite à un squelette nettoyé par les vautours, l’avait bouleversée. La gamine ronde et rieuse, même pas très jolie au départ, devenue un espoir du cinéma à la poitrine généreusement exposée sur des affiches à Montparnasse qui à chaque fois faisaient sourire Mariane… Un squelette blanchi dans cette campagne brûlée de soleil qu’elle connaissait si bien, le village berceau de sa famille et aussi celui de la star… L’affaire ne fut jamais élucidée : une chute après une soirée arrosée dans une boîte privée… et … peut-être plus ? Etrange idée que d’aller se promener dans cet endroit à la fois beau et sinistre (des gens s’y sont perdus définitivement depuis toujours), le bois de Païolive, avec de nombreuses grottes, un dédale de blocs de roches lunaire et magnifique, de chênes et de clématites, de surcroît la nuit, en talons aiguilles et tailleur décolleté ? (Il paraît que ça lui arrivait tout de même à des moments de cafard.) Une poursuite par des hommes éméchés allumés par l’allure de la jeune fille, prude et réservée (en privé) dit-on malgré les films qu’elle tournait ? Un viol suivi d’un meurtre ? On ne l’a jamais su.
L’ordi continue, imperturbable. Sonia était une "étrangère" peu aimée par les villageois qui n’aiment pas les étrangers en général, fussent-ils d’un village d’à côté : ils l’avaient même accusée à voix basse du meurtre de l’enfant. L’enquête en cours, visiblement, ne donnait rien et elle n’avait pas été réellement inquiétée… mais des rumeurs, comme il s’en murmure souvent dans des lieux où les distractions sont rares circulaient. Il faut dire qu’elle était mystérieuse, Sonia, et très liée à Jeanne, qui, elle, était originaire du coin. Sonia était-elle jalouse d’elle ? Pas de précision. Mais elle avait laissé entendre à Line qu’elle en savait trop, non seulement sur le meurtre mais sur ses causes et avoir même des preuves : c'est pour cela disait-elle qu'elle avait été accusée, et c’est aussi pour cela aussi qu’elle avait peur. La suite montra qu’au moins sur ce point, elle n’avait pas tort. (A moins qu’elle ne se soit suicidée ?) De qui et de quoi avait-elle peur ? Elle avait même mentionné le père de l'enfant de Jeanne, soi disant inconnu : un notable célibataire, -un gros propriétaire terrien viticole- vivant encore avec sa mère et qui aurait séduit la jeune femme alors adolescente... C’était donc lui, le père. ? Devant la menace d’être démasqué, il l’aurait calomniée : une intrigante, une dévergondée. Jeanne se défendit mal. Elle eut en effet par la suite de nombreuses aventures si bien qu’aux yeux de tous, elle était mise à l’index, y compris par les hommes qui profitaient d’elle discrètement le soir. [C’est, songe Mariane, le thème de « La fiancée du pirate » en effet : une femme à la fois méprisée et courtisée, confidente de nombreux notables pleins de fiel qui défilent dans sa masure… -mais qui tous en public affectent de ne pas la connaître- jusqu’à la dernière humiliation et sa vengeance enfin : le finale où elle branche dans l’église au haut parleur l’enregistrement de leurs déclarations amoureuses et leurs propos successifs les uns contre les autres.] «Ce salaud ferait un suspect de premier ordre » songe Line, écoeurée. Un pédophile qui aurait récidivé et qui aurait eu peur d’être démasqué ? Elle le recherche : en vain, il est en vacances… à l’autre bout de la terre !… Et ce, depuis une semaine. C'est-à-dire juste avant le meurtre. Il ne peut donc être coupable. A moins d’avoir commandité un tueur et d’être justement parti sans laisser d’adresse au moment critique ? C’était cela dont voulait lui parler Sonia sans doute.
Et la mère de ce triste personnage ? songe Mariane, prise au jeu. Comme s’il lui répondait, l’ordinateur indique ironiquement : elle a 90 ans et passe son temps en dévotions et en œuvres caritatives. C’est une sainte, de l’avis de tous. Mariane sourit. Cul de sac.
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L’institutrice
La séquence d’après montre Line interrogeant l’institutrice et l’amenant adroitement, comme s’il s’agissait d’une intuition personnelle, à parler. La vieille femme ne se laisse pas prendre au jeu et éclate de rire.
— C’est cette pauvre fille qui vous a mis ses idées en tête ? C’est absurde, je connais mieux le village qu’elle, depuis cinquante ans. Elle, elle n’est là que depuis… sept ou huit ans à peine je crois. Je les ai tous eus plus ou moins comme élèves. C’est vrai, elle était l’amie de Jeanne, la mère de Mady… mais ça ne signifie rien, Jeanne ne lui a pas forcément tout dit, elle est secrète vous savez, sous ses dehors expansifs, comme les gens d’ici : ils ne disent que ce qu’ils veulent bien dire. Le père de son enfant, qui peut savoir ? C’était pendant les vendanges vous savez, et la pauvre fille ne sait peut-être même pas parmi tous les ouvriers du domaine lequel incriminer. On a parlé spécifiquement d’un étranger très beau, un soigneur de chevaux dont elle aurait été amoureuse folle au point d’avoir congédié tous les autres durant leur brève liaison, ce qui n’était pas fréquent chez elle, mais... Du reste il est parti peu après et on ne l’a plus jamais revu. Du coup, elle a désigné comme père le patron, le plus prestigieux, sous pression sans doute, mais elle n’a jamais fait faire d’analyses, pas folle… Elle a dû raconter à Sonia une belle romance pour se faire plaindre… Mais j’avoue que je ne comprends pas son acharnement contre Manifacier, c’est le nom de son patron -je l’ai aussi eu dans ma classe celui-là, un gamin pas pire que les autres, un peu imbu de sa personne sans plus, un brave type - : Jeanne n’était pas vénale. Et vous l’avez vue, jolie comme elle est - savez-vous qu’elle a même été élue Miss Languedoc ? - … elle aurait pu tirer profit de ses liaisons, ce qu’elle n’a jamais fait, du moins à ma connaissance. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cela n’empêcha nullement qu’on la traitât de prostituée, peut-être même au contraire… Elle a toujours trimé durement. Surtout après la naissance de sa fille car elle a dû retrouver un emploi, ne voulant évidemment pas rester au domaine. Notez qu’elle n’a pas été mise à la porte malgré tout et que Manifacier, pas rancunier, lui a même octroyé de substantielles indemnités. Pour la faire taire ? Par bonté ? Par amour ? Qui sait ? Elle s’est faite ensuite engager à mi temps comme hôtesse au cabinet de kiné, et pour un autre mi temps, au restaurant de l’Esplanade comme serveuse. Ce n’était pas le Pérou, et à l’Esplanade, on ne s’endort pas, surtout en saison, mais ça lui convenait mieux que l’ébarbage en plein hiver quand il gèle, le matin à 6 heures.»
La vieille femme poursuit, après avoir réfléchi :
— C’est une fille plus compliquée qu’elle n’a l’air, vous savez. A la fois innocente, gentille et soumise mais aussi parfois menteuse et manipulatrice. En classe, elle n’avait pas sa pareille pour tricher et, même prise sur le fait, elle niait avec un tel aplomb que parfois elle nous faisait presque douter. C’est une orpheline de la DDASS, on lui passait bien des caprices. Après, pour me remercier de ne pas l’avoir punie, elle allait voler des fleurs au cimetière qu’elle m’offrait en bouquets. » La vieille femme sourit. Puis, soudain assombrie, elle reprend…
— Il parait que son père a tué sa mère sous ses yeux lorsqu’elle avait à peine trois ans puis s’est suicidé en prison avant même son procès, alors, pensez ! Il n’avait pas de famille, il était étranger dit-on, ni sa mère, ou du moins ils avaient l’un et l’autre coupé les ponts. C’était un sale milieu, c'est-à-dire le milieu tout court. Ils vivaient à Aix. Lui était truand et souteneur et elle, prostituée, mais ils formaient un couple, si l’on peut dire, amoureux et vivaient dans le luxe. Paradoxalement, il se montrait fort jaloux, allez comprendre… La petite est arrivée ici à trois ans. A l’école, j’ai su l’histoire assez vite car il fallait la prendre spécialement en charge. Elle possédait des vêtements qui faisaient l’envie de toutes les mères. Des dizaines de robes, de manteaux, et même de chapeaux de grande marque, deux de Dior enfant, ça je ne l’ai jamais oublié, je n’en avais jamais vu, ma foi, ils n’étaient pas mieux que ceux du bazar de Madame Lagrifouille à mon avis. Et des jouets ! De pleines malles. Je me souviens que la mère Gérard était impressionnée et que les femmes venaient visiter sa garde robe comme on va au musée, elles non plus n’avaient jamais vu des griffes aussi prestigieuses. Elle a tout de suite été à la maternelle, il ne fallait pas la laisser seule ruminer ses souvenirs et c’est sans doute une bonne chose en effet. J’étais directrice et je m’en suis occupée du mieux, bien que je n’avais pas la classe des petits. Je la faisais même manger à la cantine, ce qui, notez le, n’entre absolument pas dans les attributions d’une directrice. Elle dévorait, ça c’était un bon point, et on la chouchoutait beaucoup. Avait-elle été affamée avant de venir ici, malgré le luxe ? On l’aurait cru. Cela arrive, vous savez, des parents qui oublient de nourrir leur enfant mais lui achètent par foucades de coûteux jouets et des robes de chez Dior. Elle cachait même de la nourriture dans son cartable, on la laissait faire. Et cependant la mère Gérard n’est pas chiche, loin s’en faut. Les gosses prospéraient bien chez elle, sur le plan physique du moins. Pauvre enfant, voir un tel drame sous ses yeux... Ca s’oublie peut-être, à cet âge, je ne sais pas, mais il doit tout de même en rester quelque chose. Elle est bien tombée ici, enfin, disons, pas trop mal. Les Gérard sont de braves gens. Elle, je l’ai eue dans ma classe aussi, bon, ce n’était pas un phare mais elle n’était pas tout à fait idiote. La petite Jeanne a été correctement élevée, enfin, je veux dire que les Gérard l’ont élevée comme leurs filles, ce qui n’est peut-être pas tout à fait la même chose. Disons qu’ils ont fait ce qu’ils ont pu, pas plus, à leur manière. Lui est ouvrier agricole et quasi analphabète, je l’ai aussi eu dans ma classe et ne suis jamais vraiment arrivée à lui apprendre à lire, du moins couramment, Dieu sait que j’ai essayé pourtant… Gentil mais bouché à l’émeri. Il ne boit pas cependant, n’est pas violent et c’est un gros travailleur. Quant à elle, chargée de six enfants, trois à elle, trois de la DDASS, elle fait tout de même des ménages à la sécu, en plus de la petite ferme qu’ils exploitent ensemble… Bon, ils n’allaient pas en faire une prof ni même une simple institutrice… Dès le matin 5 heures, avant l’école, c’étaient la traite des chèvres, le nettoyage des écuries, l’arrachage et la mise en cageot des légumes pour les livraisons… autant pour leurs propres gamines que pour les enfants de la DDASS. Ils arrivaient à l’école après avoir déjà accompli presque une demi journée de travail. Dommage, car elle n’était pas sotte pourtant, la petite Jeanne. Si elle était tombée chez d’autres… Et à présent, son enfant morte… Et de quelle manière. Décapitée… Il y a des gens qui vraiment n’ont pas de chance. Je me demande parfois si la peine de mort… »
Line est perplexe. Jeanne, manipulatrice ? Reine de beauté ? Cela ne correspond pas au profil dessiné par Sonia observe-t-elle, peu soucieuse de subir la variation des points de vues de l’institutrice sur la peine de mort en fonction de l’actualité télévisée. Celle-ci s’étouffe d’indignation :
— Mais savez-vous qui elle était, cette Sonia ? -elle baisse le ton-. En ce cas, vous avez bien de la chance ! Car personne ne sait rien, absolument rien sur elle, sauf que c’est une rude travailleuse, ça c’est une justice à lui rendre : pour une fille de la ville, avec cette allure surtout, ça nous a étonnés. Elle, je ne l’ai pas eue dans ma classe évidemment - dépitée, elle semble presque considérer une telle anomalie comme un affront personnel- car elle est arrivée d’on ne sait où et on ne sait comment, elle avait environ dix-huit ans, du moins le disait-elle mais je crois qu’elle était plus âgée. Elle se terrait, elle avait peur, c’était évident, et elle s’engagea immédiatement comme vendangeuse et ébarbeuse dans le domaine Manifacier où travaillait déjà Jeanne, c’est comme ça qu’elles se sont connues. Bien que peu liante, presque sauvage, elle donna toute satisfaction. Il fait dire qu’il est amène, Jacou, avec ses ouvriers et surtout ses ouvrières. Et puis vous n’avez pas remarqué ? Elle était instruite, ne faisait aucune faute de syntaxe, et ici c’est bien la seule. Elle n’avait même pas d’accent, ou plutôt pas l’accent d’ici. Elle avait des intonations particulières, comme en ont parfois les russes ou les polonais, j’ai eu des élèves polonais autrefois. Peut-être était-elle une prostituée ayant fui ses macs ? Cela arrive dans cette montagne : on peut y disparaître facilement et les gens ne parlent pas. Enfin, ne dénoncent pas. Parce que pour papoter, ça, ils papotent, mais entre eux. Pour le reste, l’omerta. Vous verrez que cette affaire ne sera jamais élucidée, je les connais. C’est aussi leur bon côté : pendant la guerre, il y a eu des proscrits qui se sont cachés parfois des années sans que jamais personne n’ait rien su. Oui, peut-être une prostituée en fuite : Marseille finalement n’est pas très éloignée. 200 kilomètres, ce n’est rien, maintenant.»
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L'ordinateur s'arrête à nouveau. Sablier. Il réfléchit. Les deux parieurs sont sur les charbons ardents: que va-t-il trouver ? Il reprend.
La lettre
C’est une séquence étonnante : Line a reçu post mortem une lettre de Sonia qu’elle tient à la main. Que dit-elle ? Sur ses indications, elle cherche (des preuves ?) Et elle cherche… en haut de la montagne qui surplombe le village, désertique à cet endroit, dans une cabane qui fut autrefois occupée par des charbonniers. Elle « sait » déjà ce qu’elle cherche, cela semble clair ; en tout cas, l'ordinateur, cette fois, l'affirme nettement. Puis il s'arrête et ne reprend pas. On dirait qu’il veut que ses lecteurs réfléchissent à leur tour. Ménager ses suspenses.
Et soudain, les deux parieurs se rendent compte d'un détail horrible et totalement imprévu : l'ordinateur est en train de relater une histoire réelle et mystérieuse qui s'est vraiment passée à coté d'eux autrefois. Mariane, qui est originaire du pays, la connaît mieux que Bertrand qui cependant en a aussi entendu parler. Tout y est, à peine codé. Une petite fille née d’une toute jeune femme célibataire, tuée dans des circonstances atroces … la suspecte fusible, compagne officielle du père présumé, -un notable là aussi- retrouvée morte au pied d’un ravin dont on ne sut si elle s’était suicidée de remords ou si elle avait été assassinée par le vrai coupable (son complice peut-être) pour qu’elle se taise… Et surtout le présumé père, suspect numéro un des deux meurtres, qui ne fut pas vraiment inquiété malgré les rumeurs sur lui qui filèrent bon train… parce qu’il aurait eu des protections puissantes, impliqués eux aussi… Un réseau. Un député fut même cité. Légende ? Réalité ? Les deux ? Il quitta tout de même le village un certain temps puis revint ensuite discrètement, marié, ô stupeur, avec une jeune femme médecin qui fut rapidement appréciée par tous: l’union de Dr Jeckyll femme et de Mister Hyde, qui dure toujours. L’affaire ne fut jamais élucidée. Ils interrogent la machine qui, capricieuse, refuse de continuer. Mal à l’aise. Bertrand rentre chez lui de mauvaise humeur : ils jouent peut-être aux apprentis sorciers… On dirait qu’il pressent quelque chose. Cette affaire ancienne ne lui dit rien qui vaille. De plus, le notable et sa femme, dont il est un patient, résident dans le même quartier bourgeois du village, sur la montagne, à côté de chez lui. Il le salue tous les jours. Un voisin parfait, serviable, cultivé, toujours d’humeur égale.
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Le lendemain, Mariane a la surprise de sa vie: dans la nuit, la machine a été hackée. Elle livre des données invraisemblables, inexploitables, qui semblent même parfois ironiques... Dès que Mariane essaie d’écrire, les lettres se mettent dans tous les sens, les mots ne veulent plus rien dire. Du moins le croit-elle. Puis elle reçoit des menaces. Anonymes, concernant son fils ............. (suite)
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La constance du jardinier
C’est un coup de fil terrifiant sur son fils dans la nuit même qui la réveille : une voix masculine, bien timbrée, harmonieuse, lui susurre que le jeune homme est mort. Il vit à Paris, à sept cent kilomètres. Fébrile, elle l’appelle: personne, mais il est trois heures du matin. Elle supplie alors les flics du commissariat du treizième, qui, émus, consentent malgré l’heure et le temps à sortir … et à aller réveiller le concierge de la cité universitaire, puis le jeune homme, qui dort paisiblement…
Il y a ensuite ce coup de téléphone qu’elle n’identifie pas de façon formelle qui la réveille au petit matin alors qu’elle avait enfin réussi à se rendormir… « On » lui tient des propos étranges, désagréables quoique polis.
— Allez-vous vous décider enfin à me donner une réponse nette ?
— Mais… qui êtes-vous ? J’ai plus de dix manuscrits en cours et…
— J’attends depuis (inaudible) mois, -coupe la voix, sèchement- ce qui constitue tout de même un record… Votre boîte me semble un peu… (inaudible) et ça ne va pas (inaudible)… »
La communication est mauvaise, hachée ; la voix, atone, ambigène, sans accent, lente et grave ; le ton, autoritaire et déplaisant. Encore à demi endormie, elle raccroche aussitôt…
Et elle appelle celle qu’elle suppose être l’auteur de ce coup de fil, Anne, une femme de Médecin Sans Frontières dont elle a dû refuser un tapuscrit relatant son expérience en Afrique, excellent mais hors de sa ligne éditoriale, très étroite. Visiblement à peine réveillée, celle-ci dément avec vigueur. Elle ne l’a jamais appelée et surtout pas pour lui tenir de tels propos, et encore moins à 7 heures du matin. Elle suppute aussitôt un harcèlement identique à celui qu’elle-même a subi récemment au cours d’une mission où elle avait découvert et surtout dénoncé ouvertement des détournements d’argent de l’aide internationale au profit de hauts fonctionnaires en place. Elle a dû fuir après plusieurs menaces, de plus en plus précises. Elle recommande à Mariane la lecture de «La constance du jardinier.» Soudain elle a peur. Elle se souvient du livre : une avocate découvre les manipulations de trusts pharmaceutiques qui, avec la complicité de notables corrompus, testent des médicaments sur des africains utilisés comme cobayes ou refusent des médicaments pour faire monter les prix. L’héroïne est tuée et son mari, à la recherche de ses assassins, voué à une vie de traqueur traqué.
Mais comment sa mystérieuse interlocutrice savait-elle son refus d’éditer, et surtout comment a-t-elle pu imiter avec assez de vraisemblance la voix d’Anne ?
Visiblement, Bertrand et elle ont touché à une affaire d’importance que certains n’ont guère envie de voir au jour. Un ordinateur programmé peut-il jouer le rôle d’un enquêteur de police et de plus sur une affaire ancienne qu’il n’est pas censé connaître ? Pourquoi pas ? Mais laquelle ? Ce n’est qu’un roman pourtant… encore que… ? Que s’est-il passé dans ces données mélangées ?
Ils décident de lâcher cette histoire: tant pis, il n’y aura pas de best seller, mais ils seront en paix. Le cerveau humain est préférable à la machine. (Suite)………
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Venue de loin
Reste tout de même cette question qui les taraude : cette voix, bien informée, qui n’est pas celle d’Anne et qui lui ressemble tant, d’où provient-elle ? Anne jouerait-elle double jeu ? Mais c’est Bertrand qui a l’idée.
— Vous dormiez m’avez-vous dit ?
— Profondément. Ca a dû sonner plusieurs fois…
— Votre répondeur ne s’est-il pas mis en route ?
— Je ne crois pas. Pourquoi ?
— Vous m’avez dit que vous aviez essayé de le régler à la cinquième sonnerie car vous ne l’attrapiez jamais à temps mais que ça n’avait pas marché… Il s’enclenchait toujours à la troisième… mais depuis vos manip, il enregistrait la conversation, ce qui vous saturait la bande. Si vous dormiez profondément, il aurait donc dû se mettre en route et avoir enregistré…
— Au fait, je n’ai même pas regardé…»
Elle se lève en même temps et appuie sur « lecture ». La bande, docilement, défile et annonce de sa voix à la fois suave et atone.
— Vous avez un message. Aujourd’hui, 6 heures quarante trois… »
Ils attendent, le souffle coupé : c’est cette heure exactement ! Il a enregistré !
La conversation se déroule exactement comme Mariane l’avait dit. Rien de mirobolant, songe-t-elle, déçue…
— C’est bien ce que j’avais retenu. Chou blanc.
Mais Bertrand s’est levé sur une phrase.
— Remettez après « j’attend » s’il vous plaît.
La voix reprend…
— J’attends depuis (inaudible)… mois. Votre boîte me semble (inaudible)… »
Bertrand hoche la tête :
— C’est sa voix ?
— Oui, exactement, bien que la communication soit mauvaise. C’est même stupéfiant. Mais ce n’est pas son ton. Et il y a ces hésitations après chaque début de phrase… C’est pour se montrer désagréable sans doute…
— Non ! Vous n’entendez pas ? Repassez le…
A nouveau on entend : « j’attends depuis (…) mois… »
— Alors ? Vous n’entendez rien ?
— Non. On dirait qu’elle cherche ses mots, qu’elle n’arrive pas à parler…
— Exactement. Mais le ton ?
— Elle refuse de tenir compte de ce que je lui dis. Elle semble sur un nuage. Droguée peut-être. Un truc de snobs, certainement, pour poser : elle monologue… Un cours magistral. Le fameux « accent » Cambridge si vous voulez, les fausses hésitations, le détachement des mots en finale, pontifiant, comme s’ils étaient tous si hautement importants qu’il faille laisser une seconde avant de les articuler. J’ai des copains profs ou médecins qui parlent comme ça.
— OK… Ou… Ou la combinaison de plusieurs enregistrements : une reconstitution ! C’est une voix reconstituée qui vous a parlé, ce qui explique les changements de ton bizarres et les hachures. Et le fait qu’elle semble en effet ne pas vous entendre. C’est un monologue. »
Mariane ne peut s’empêcher de repasser encore l’enregistrement : Bertrand a raison. Ce sont visiblement des bribes de phrases reconstituées de manière remarquable mais tout de même perceptible. C’est cela qui la rend si désagréable, c’est cela qui l’avait mise si mal à l’aise, plus le fait qu’elle ne l’ « entende » pas : c’est un magnétophone qui lui parle.
— Donc les gus avaient des enregistrements d’Anne et les ont bricolés pour me faire peur…
— Elle a été récemment harcelée vous a-t-elle dit au cours d’une mission ? Ils l’ont enregistrée, voilà l’explication. A présent, ils tentent, soit de l’isoler si c’est elle qui est visée, soit de VOUS isoler, si, comme c’est plus vraisemblable, c’est VOUS qui l’êtes.
— Sauf que je ne suis pas médecin et que je n’ai rien à voir avec ces gus…
— C’est une piste. Enfin un début de piste. Je ne vous ai pas dit que j’ai tout compris » rétorque-t-il, agacé.
Ils se quittent fermement décidés à abandonner cette histoire compliquée qui les effraie.
Cassandre
Mais… Mais de toutes manières, l’ordinateur est HS et il faut bien que Mariane le fasse réparer, ainsi que le portable, lui aussi contaminé. Elle est un peu inquiète : que va-t-on voir dans ses disques durs à l’atelier ? Qui l’a hackée ? Elle questionne à mi mot Jean, l’informaticien, qui, placide, lui répond que cela arrive parfois. Rien de spécial ou plutôt si : un virus bizarre, qu’il a enlevé, sans apparemment qu’il ait vraiment endommagé le système a été introduit il y a deux jours. Par une image sans doute, mais laquelle, il ne sait pas et n’en a cure. Mariane, elle, compare les dates et comprend aussitôt ; c’est une photo, terrible en effet (la pendaison d’un jeune kurde qui, avant de mourir, avait maudit ses assassins)… qu’elle avait téléchargée à partir d’un site d’opposants pour en faire un article, qui est paru depuis. Elle l’avait nommé Cassandre ─ prénom ambigène.─ Ce doit être par là que les hackers ont pénétré son ordi puisque au moment d’envoyer la photo au journal, celle-ci ô stupeur, s’ornait d’un bandeau sur lequel était inscrit « violeur ». Stupéfaite, elle avait cru s’être trompée, avait recommencé… et le bandeau était réapparu ! Dix fois, vingt fois, toute la nuit, elle avait insisté… pour finir par parvenir à l’enlever sans savoir comment. Jean hausse un sourcil, cette fois impressionné malgré lui :
— Il y avait un « spie » sur le bandeau, c’est à dire un pixel « espion » que vous avez introduit dans votre machine au moins dix fois. Ensuite, sans que vous ne le sachiez, votre bécane était sous contrôle» explique-t-il.
— Et alors « ils » ont tout vu de mes données ? Ils ont pu TOUT transférer ?
— Pas forcément. Cela dépend du spie et de leur compétence. Mais ils ont l’air costauds. Moi, je ne le pourrais pas, je n’ai pas le matos, mais eux ? »
Mariane songe à la « voix » étrange qui l’a réveillée le matin même. Il reste l’énigme des enregistrements. Comment et qui a pu les effectuer, et dans quel but ? Malgré ses résolutions, elle ne parvient pas à lâcher l’histoire.
— Les hackers ont-ils pu enregistrer quelqu’un avec qui je suis en relation ?
— Sans doute. Vous avez un carnet d’adresse impressionnant, avec emails et téléphones : c’est probablement la première donnée qu’ils ont piratée. Mais je ne vois vraiment pas l’intérêt du téléphone. »
Elle s’abstient de préciser. Elle se méfie de tous à présent et même d’Anne, qu’elle n’appelle pas. Complice ? Ou alors, plus vraisemblablement, comme le suppute Bertrand, « ils » lui auraient téléphoné et l’auraient enregistrée. Elle a dit avoir été « récemment » harcelée. Peut-être.
Ce sera donc le virus Cassandre décide-t-elle, estomaquée. Tout est reformaté, les logiciels, vaille que vaille, réinstallés sur les deux machines, le petit portable et le gros ordinateur du bureau (qui sert à Mariane de galerie d’art) au rez de chaussée de sa vaste maison... Jean lui a aussi téléchargé un logiciel de lecture de photo qui lui permet de toutes les visualiser d’un seul clic, — elle n’a même pas vu sur quelle touche — il en est très fier… mais elle avait à peine écouté, sûre de ne jamais s’en servir et troublée par ce qu’il lui avait révélé.
Tout est réparé, ça lui a coûté 200 Euros, encore n’est-ce pas cher… Ouf… De retour de l’atelier, elle a rebranché péniblement les appareils, modem, clavier, écran, carte photo, imprimantes… effectué quelques essais, envoyé un ou deux courriel dont un à Bertrand afin de lui donner sa version de l’affaire du coup de fil anonyme, et elle somnole enfin devant la télé, au premier étage lorsque …
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Lorsque le portable, qu’elle garde toujours à portée, reprend vie. Cela se passe curieusement: il se met soudain à clignoter. Elle regarde l’écran : demande de « Chat » lui annonce-t-il, toujours clignotant. Acceptez-vous ? Un coup d’oeil à sa montre, il est 1 h du matin. Quoi ? Qui ? Elle est stupéfaite : personne ne s’est identifié. Elle pianote fébrilement : qui ? Pas de réponse. Elle insiste, le cœur battant. QUI ? Le chatteur ne répond toujours pas. Malgré sa curiosité, elle ne bouge pas, l’œil collé à l’écran. Quelle sombre plaisanterie, à cette heure. Soudain, s’inscrit lentement, lettre à lettre : «Cassandre». Cassandre ! Le nom du virus du hacker ! Comment a-t-il su ? Malgré elle, hypnotisée, elle descend, son revolver à la main, au rez de chaussée où se trouve l’ordinateur plus puissant… (Cassandre le sait-il/elle ? A ce stade, elle se demande même si quelqu’un ne l’attend pas embusqué dans l’escalier, derrière la porte de la maison isolée, calme et déserte.)
Il n’en est rien, tout va bien, si l’on peut dire. L’ordinateur est bien là, grosse machine ronronnante et fidèle. Il s’est mis en marche seul. Normal, songe-t-elle distraitement, avec la mise en réseau… mais soudain elle réalise : impossible, elle l’avait fait enlever, justement pour éviter les hacks. Mais alors QUI l’a mis en marche ? Le même qui a fait la demande de chat, c’est évident. Elle a fait tout sécuriser. Jean a même ôté le coûteux « router » : il lui a certifié que même le pentagone à présent ne pourrait pénétrer son système. En principe !!! De plus, la portée de la wifi n’est plus que de 50 mètres, la distance nécessaire pour qu’au premier et deuxième étage elle puisse se connecter. Elle regarde par la fenêtre, au parking, sombre, inquiétant. 50 mètres… Ca peut être une voiture garée assez près dans la pénombre ? Personne. Mais derrière, vers la rivière, dans le noir total, qui sait ? Elle monte sur la terrasse et distingue un break immobile, tout feux éteints, collé à son mur. Des amoureux ? Cela arrive parfois en effet : c’est le seul endroit où on ne les voit pas. Mais quelque chose se serre en elle tout de même. Le temps n’est guère propice à la gaudriole. [Elle ne pense pas alors… à la maison elle-même ]…
… «Cassandre» clignote toujours… Mariane n’a pu résister à cliquer sur « oui ». Et alors se disent et s’inscrivent lentement, en même temps, ces mots, entre guillemets :
— Ce que je vais raconter est une histoire vraie.» Et Cassandre disparaît…
— Mais qui êtes-vous ? demande Mariane. En vain.
… mais la machine reprend alors le cours de ses épisodes. Mariane a le coeur qui cogne. Sa curiosité est pourtant la plus forte. Telle que malgré l’heure, elle appelle Bertrand. L’ordi, du reste, semble l’avoir attendu lui aussi, à sa manière: d’inspiration proustienne, il décrit longuement, très longuement, un paysage, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Avec précision et dans un style… ma foi impeccable. Pas la moindre faute ni d’orthographe ni de syntaxe, pour une fois. [Elle ne songe pas alors que ce n’est pas tout à fait normal.] La montagne, la «cabane», en haut, parmi des chênes… et bizarrement, des PEUPLIERS. Il insiste là-dessus. Des peupliers !
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Le poupée martyrisée
Bertrand est arrivé, excité. Il s’exprime à voix basse, comme s’il redoutait un intrus derrière lui ou dans le jardin.
— Des peupliers ? Dans la garrigue brûlée de soleil ? Ce n’est pas possible, il ne connaît pas la région, cet ordinateur» observe-t-il, ironique. Et là, Mariane a un haut de cœur: comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Si, c’est possible ! Et elle, elle connaît très bien l’endroit : c’est SON mazet, exactement qui est décrit sous ses yeux, et avec ses propres mots. Son mazet au dessus des sinistres « Trois pins ». Ces peupliers, verts brillants, dont tous se demandent comment ils peuvent survivre sans eau, sous le soleil de plomb, à une telle altitude, les supputations de son oncle qu’il devait y avoir une source tout près, le sourcier qui l’assurait et voulait que l’on creusât (une richesse rarissime) qui eût fertilisé toute la terre, le refus de sa mère de saigner sa montagne au marteau piqueur ou à la dynamite… c’est CHEZ ELLE. Et soudain, c’est le coup de théâtre. Le logiciel photo se met en place tout seul. Et c’est son image qui apparaît ! Elle a compris : Line, c’est elle ? Bertrand, médusé, s’écrie :
— Arrêtez ça… » mais il se rapproche de l’écran…
— C’est un nouveau logiciel qu’on m’a installé» lui souffle-t-elle pour le rassurer. Le texte s’écrit ensuite en haut de l’image, comme un roman photo : Line-Mariane cherche… On sent rôder le danger… Elle le sait à présent. «Ce que je vais raconter est vrai.» Elle frissonne. C’est bien le cas en effet. Line a trouvé: un objet affreux. Elle s’arrête, figée de dégoût…
(à suivre...) Hélène Larrivé
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Bertrand n’a pas compris, Mariane, si. Comment l’ordinateur sait-il ? L’a-t-elle écrit un jour, il y a très longtemps et enregistré sur son disque dur ? Elle ne se souvient plus. La description du mazet, oui, elle en est sûre. Mais l’affaire ? Une lettre à sa mère qui y faisait allusion ? C’est possible. A-t-il pu le ressortir lorsqu’on l’a programmé à partir de modèles aléatoires ? L’histoire est tellement particulière, pense-t-elle. Elle ne croit pas au surnaturel, elle s’y refuse. Il doit y avoir une explication rationnelle.
Voici l’histoire, qu’elle explique à mi voix à Bertrand, soufflé :
— Les peupliers… C’est chez moi. Ma mère autrefois avait pour habitude d’aller certaines après midi dans ce mazet de son enfance, au dessus de notre maison familiale, mais loin dans la montagne. De plus en plus rarement au fur et à mesure qu’elle prit de l’âge. Or un jour, dans la chambre sommaire qui demeurait encore, ouverte à tout vent, la clef ayant depuis longtemps disparu, elle trouva dans un coin une poupée de chiffons fabriquée artisanalement… qui figurait une petite fille (quatre ans environ, précisa-t-elle) vêtue d’une jupe plissée, coiffée de nattes blondes de vrais cheveux, avec des chaussures vernies, des socquettes… et l’horreur, un trou «sanglant» évocateur entre les jambes et un couteau rougi à ses cotés. La poupée avait été transpercée à plusieurs reprises et du sperme (?) tachait la culotte blanche en lambeaux. L’intrépide vieille dame, après avoir alerté les gendarmes qui ne s’émurent guère, planqua souvent par la suite au premier étage, dans le fenil, sans rien en dire… sauf à Mariane qui l’avait deviné… et, sachant que rien ne pourrait la dissuader, lui avait offert pour la fête des mères… une canne épée ! Qui orne à présent la galerie. Une après midi, sa patience fut récompensée : elle vit au loin un homme, boitant bas, s’engager lentement sur la sente comme s’il rentrait chez lui. Elle bondit et s’apprêtait à l’accoster lorsqu’un chien loup se précipita sur elle. Elle hurla, ne fuit pas (ce qui eût été dangereux) mais au contraire attaqua et blessa sans doute l’animal qui détala aussitôt, ainsi que le maître. Elle ne l’avait pas vu distinctement. Tout ce qu’elle put décrire fut sa silhouette de quasimodo claudiquant sautant d’une manière curieusement agile dans le sentier abrupt et caillouteux. On ne le retrouva jamais - mais il n’y eut guère de recherches effectuées- et elle vendit le mazet peu après à un couple d’instituteur qui le lorgnait depuis longtemps, au grand désespoir de Mariane.
Soudain, derrière Line, se dresse le premier homme, l’amant... celui dont elle se méfie pourtant. Il y a entre eux, précise la machine sans ambages, une étrange relation faite de crainte, de fascination et de passion sexuelle mutuelle. Parfois, elle s’en veut de sa défiance, parfois, de sa confiance. Il en va de même pour lui. Bertrand ricane.
— Il me rappelle quelqu’un lui aussi… » Mariane ne réagit pas, obnubilée. L’homme est armé, cette fois. Line se retourne. Les parieurs sont noués: là, il n’y a pas de doute en effet. La description de l’homme évoque quelqu’un. Quelqu’un que connaît bien Mariane. Bertrand l’interroge à voix basse (suite….) Hélène Larrivé (larrive.info)
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Erdal
— Oui, c’est bien Erdal, -avoue-t-elle-… Erdal, un sans papier kurde, sulfureux et attachant personnage, mi truand mi guérilléro, qui fut son amant et qu’elle quitta lorsque sa jalousie morbide et sa violence la terrorisèrent : il la menaça alors de mort, régulièrement, puis de se suicider, à la suite, la supplia de lui pardonner, réitéra etc… enfin, il la laissa en paix sauf quelques coups de fil de temps en temps, anonymés, passés d’un portable, avec toujours les mêmes propos (il l’aimait etc) pour la Saint Valentin, pour son anniversaire etc… Et puis… Et puis il y avait autre chose aussi… Ils comprennent soudain ce qui les avait mis mal à l’aise depuis le début : c’était lui, l’étranger survenu dans le village et l’histoire s’était réellement passée mais autrefois. Soit, cela, l’ordi le leur avait précisé à deux reprises… mais un phénomène curieux s’était ajouté à l’affaire déjà extraordinaire en soi: la machine avait restitué un mélange extravagant à partir de plusieurs histoires réelles qui s’étaient déroulées de passé, de présent… et… s’il s’agissait aussi du futur ? (C’est la question qu’ils n’osent se poser ouvertement mais qui pointe à présent dans leur esprit de manière récurrente…) le tout en un songe biscornu et haletant qu’elle livrait en forme petit à petit. Un rêve dont ils ne maîtrisaient pas le déroulement. L’ordinateur semblait vouloir leur dire quelque chose.
Soudain, comme s’il confirmait les propos de Mariane, ses photos s’affichèrent en une ronde vertigineuse, l’une après l’autre, s’attachant plus ou moins à certaines. L’horreur : voilà que la machine se programmait seule à présent… à moins que… elle ne se souvenait plus de ce que Jean lui avait dit au sujet du nouveau logiciel photo… Il s’auto programmait si besoin était. Si ?… Elle n’avait pas écouté attentivement. Il y avait une touche, elle ne sait plus laquelle. L’a-t-elle actionnée par erreur ? Peut-être y avait-il tout de même une explication ? Mariane fut gênée ; sur certaines, elle paraît sous la douche, presque nue. Mais l’ordinateur ne s’y attarda pas. Il lui sembla que sa vie défilait à toute allure et à l’envers. Et enfin, la machine s’arrêta deux fois : sur le visage d’Erdal, ce qu’elle avait pressenti depuis qu’il avait lancé sa recherche…. puis sur «Cassandre», le jeune martyr kurde. Et ça, ce n’était pas prévu. Elle n’y avait pas prêté attention auparavant : mais le fait est que la ressemblance entre les deux hommes était frappante. Voilà donc ce que voulait lui « dire » l’ordi depuis le départ. Le jeune kurde dont la photo téléchargée avait introduit le virus dans la machine était un symbole : l’image comportait un spie, un espion. Un cheval de Troie en quelque sorte. Accolée à Erdal, inquiétant, double, terrifiant et émouvant à la fois sans que l’on sache quand il jouait la comédie et quand il était lui-même, le sens de la superposition semble évident : Erdal est un espion, un cheval de Troie. Mariane rit nerveusement. Cela n’est pas vraiment nouveau. Son second prénom est Hélène. Tout de même, l’ordinateur exagère dans le genre thriller. Mais ne le lui a-t-elle pas demandé ? Bertrand la regarde, effaré :
—Arrêtez ça ! -ordonne-t-il, presque brutalement- c’est la boîte de Pandore. La technique. Qui nous manipule, nous détruit. Je me fous de ce best seller : vous voyez bien qu’ «il» est en train, non pas de l’écrire, mais de le créer, de nous le faire vivre, de nous fouiller et de nous entraîner avec lui. Et cette horrible histoire, cette petite fille trouvée noyée dont on n’a jamais rien su… »
Comme s’il tentait une conciliation, l’ordinateur, imperturbable, se remet à écrire à toute allure par-dessus les deux photos. Bertrand, protestant toutefois «vos idées, alors que c’est si facile d’écrire un best seller, je fais ça tous les jours»… lut tout de même, et à voix haute, pris malgré lui au jeu.
…. Line, calmement, se retourne et demande à l’homme ce qu’il fait là, s’il l’a suivie, s’il enquête sur les meurtres… ou sur elle, et pourquoi. Elle fait semblant de badiner pour cacher sa peur. Il est armé, comme toujours. L’a-t-il en joue ? Peut-être, cela est déjà arrivé. Elle le défie. Puis, plus un mot n’est prononcé. Il s’arrête devant elle. Le temps s’est comme suspendu. Cela lui semble l’éternité. Et lentement, comme si c’était tout naturel, il ôte la main de sa poche, ses yeux virent, il tend les bras et lui sourit. Elle joue toujours le jeu, gèle sa méfiance. En elle, la peur se dispute au désir. En lui aussi, sans qu’elle ne le devine. Leurs regards se happent, un fil tendu semble les relier. C’est elle qui l’enlace la première. Il ne résistera pas, elle le sait d’avance… Et en effet, immédiatement, il flambe.
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— Qu’as-tu trouvé ? lui demande-t-il.
— Pour l’instant, rien. Mais je crois que je touche au but. »
Elle décide d’abattre ses cartes pour qu’il dévoile les siennes :
— Ce mazet est le mien. Enfin, il fut mien. Et… »
— Je sais…
Avant qu’elle ait fini de parler, comme s’il savait, (mais comment ?)… il sort d’un coin derrière le lit la poupée sanglante, exactement celle qu’avait trouvée sa mère autrefois. Ecoeuré, il s’écrie quelque chose en kurmandji. Bertrand, ironique, interroge :
— Il ne pourrait pas parler français ou anglais comme tout le monde ? Ca va encore être politique votre truc, je vois ça, et la politique, ça se vend mal…
— Ce ne sont que des insultes » traduit Mariane. Elle songe que ce n’est absolument pas son « truc » mais ne s’étend pas... Et soudain, sur l’écran, s’affiche en surimpression de la photo, comme un titre de chapitre, la célèbre formule latine : Hodie mihi, cras tibi (c’est un crâne qui est censé parler : aujourd’hui, moi, demain, toi.) Elle rit de la riposte… Mais en même temps quelque chose se serre en elle : c’est la première fois que la machine semble entendre et répartir. Un hasard sans doute. C’est comme si « elle » se moquait de Bertrand. Il proteste de plus belle.
— Ca ne m’amuse plus du tout... » Hélène Larrivé
(suite…)
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Le « ça » et le surmoi
Comme s’il était banal de retrouver vingt ans après un objet en principe sous scellés ou détruit depuis tout ce temps, Erdal demande.
─ C’est Sonia qui t’a parlé de cet endroit avant de mourir ? Sa lettre ?
Line acquiesce.
─ Et encore ?
Elle n’ajoute rien. Elle se méfie. Il est fou, il l’a suivie, il est toujours armé, QUI est-il vraiment ? Elle l’aime pourtant. C’est inexplicable. Comme s’il pressentait sa défiance, il s’excuse, un peu théâtralement.
─ Je suis fou, jaloux, je ne peux pas m’en empêcher. Quand un homme te regarde, ça me rend malade. Je te suis parfois. Pardonne moi. Je ne le referai plus jamais. Je t’aime…
— Quel homme ?
— Tu le sais bien…
Elle élude. Rien ne sert de démentir, elle le sait d’avance. Lorsqu’il est en proie à ses démons, il ne peut raisonner logiquement.
— Cet homme qui est toujours avec toi le dimanche…
Bertrand éclate franchement de rire. L’ordinateur reprend : c’est Line qui parle.
─ Et toi, comment as-tu su, pour la poupée ?…
— Et toi, m’aimes-tu ?
— Je ne devrai pas. Admettons. Disons que je te désire.
— C’est pareil…
— Euh… Peut-être pas…
— C’est toi qui me l’a dit » rétorque-t-il un peu naïvement.
Il l’enlace à nouveau. Elle se dégage doucement. Et reprend sa question.
— Comment as-tu su ?
A son tour d’éluder. Malaise. Et il sourit.
— Je sais toujours tout sur toi, tu le sais bien… »
Il fait un geste vers sa tête. Et si… ? Elle hésite :
— Tu as eu accès à mon ordinateur ? Dis le moi ? Tu l’as copié ?
Il sourit encore.
— Je n’ai pas besoin d’ordinateur… Tu le sais bien. » A nouveau, il montre sa tête.
Mariane est mal à l’aise : ces phrases, ce sont celles qu’elle a vraiment prononcées autrefois. Les a-t-elle écrites ? Peut-être. Pas sûr. Il y a entre Erdal et elle comme une étrange transmission de pensée qui lui fait quasiment deviner ce qu’elle pense et par exemple l’appeler systématiquement lorsqu’un événement surgit, d’importance, dans sa vie. Cela joue dans les deux sens. Ainsi lui a-t-elle téléphoné juste avant son accident, et lui-même l’a-t-il jointe un soir particulier de cafard où, au bord du suicide, elle se demandait si ça valait la peine de continuer. De cela, elle lui est malgré tout reconnaissante. Elle se souvient encore de sa litanie.
— Tu es belle, et un écrivain fantastique. Continue. Ne lâche pas prise. Tu as la baraka. Il ne t’arrivera rien. Je le sais… » etc etc. Malgré elle, elle avait écouté. Sans répondre. Au moment de raccrocher, elle avait simplement soufflé « merci ».
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Les experts
La machine change alors de séquence. C’est une salle d’autopsie à présent. Des hommes en blanc. Le corps de Sonia, blafard. En arrière fond, toujours, Erdal. Pourquoi ? Que fait-il là ? Elle ne peut s’empêcher de poser la question. Cette fois l’ordinateur répond… enfin à sa manière.
«Je vais vous raconter une histoire vraie car le faux ne m’intéresse pas» reprend-il. Malgré son inquiétude, Mariane ne peut s’empêcher de sourire : cette phrase est d’elle, exactement, cela devient banal, mais ce qui l’est moins, c’est que c’est à Bertrand qu’elle l’a adressée en courriel… Souvent, il lui reprochait de ne pas avoir d’imagination, de n’écrire que des choses vraies, tirées exactement de son expérience, un nombrilisme dont elle convenait, prétendant ne pas s’en soucier.
— Cet ordinateur vous ressemble vraiment » s’exclame-t-il pour le coup, presque badin. Mais voici qu’à nouveau les photos défilent à toute allure. Une ronde infernale. Mariane a juste le temps de souffler à Bertrand son intuition : — Jane…
Et en effet la photo à laquelle elle pensait se fixe à l’écran. C’est une jeune femme exécutée par des Loups gris en Turquie dont Erdal lui avait parlé. On l’avait obligé, comme tous, à regarder l’exécution, une méthode atroce pour les aguerrir (mais il avait réussi à fermer les yeux à la fin) ; quatre ans après, le traumatisme était intact. En évoquant ce souvenir devant Mariane, un phénomène effrayant l’avait soudain frappé ; ses yeux (vert clair) s’étaient mis en mydriase-myosis à lumière constante et à toute vitesse, comme s’il revoyait réellement la scène. Une hallucination rétrospective ? Il ne voulait pas regarder et on lui avait relevé la tête violemment, il l’avait abaissée encore… et à nouveau, plus brutalement, on l’avait forcé à la relever etc… Mydriase (l’obscurité qui dilate les pupilles) puis myosis (le soleil du green où la jeune femme allait être suppliciée qui les rétrécit) c’était ce qu’il revivait sans doute. Et cela, non, il ne pouvait pas le « jouer » : aucun acteur si brillant soit-il ne peut commander ses pupilles. Le sentiment d’effroi qui l’avait saisie ce soir là, elle ne l’avait jamais oublié. Qu’est-ce que cela signifiait ? Quel rapport dit-elle, agacée cette fois que la machine brouille les pistes. Quel rapport entre cette jeune médecin américaine d’une ONG, humanitaire ou combattante et Sonia, la petite ouvrière agricole ? L’ordinateur s’arrête.
« Fin d’épisode » dit-il sobrement.
Ils sont presque soulagés : la tension était trop forte.
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— Cette histoire est trop embrouillée, elle ne se vendra jamais… » proteste Bertrand, épuisé.
— Non, elle est simple au contraire : Erdal a été témoin d’un ou de plusieurs meurtre dont celui de Jane qui l’a particulièrement marqué et c’est lui le premier homme. Moi, je serais Line sans doute. Et l’enfant… on va sûrement comprendre bientôt.
— Mais il n’y a rien à comprendre… Enfin, ne délirez pas !
— Ne me dites pas que vous n’êtes pas troublé tout de même ?
— Bien sûr… Mais où va-t-on ?
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La cible
Le lendemain, réveillée de bonne heure, Mariane appelle l’atelier d’informatique pour entretenir Jean, avec le plus de discrétion possible, des particularités de son ordinateur : les photos qui s’affichent toutes seules etc… Elle a en ligne un autre informaticien qu’elle ne connaît pas et qui le prend de haut :
— Le logiciel photo, il faut le programmer, vous avez dû le faire sans vous en rendre compte. » Elle proteste, en vain :
— C’est seulement une erreur de votre part. Peut-être ce logiciel est-il un peu trop sophistiqué pour vous ? » Elle glisse sur l’insulte. Et lorsqu’elle parle de la mise en réseau, elle obtient encore le même déni agacé :
— C’est impossible, nous l’avons vraiment annulée. Ou alors c’est vous qui avez dû rater une manip etc… » Elle renonce. Le type a le culot de rétorquer, avant de raccrocher :
— Ne stressez pas pour rien, nous sommes très occupés mais par contre si vous avez un problème, nous donnons des cours d’informatique pour débutants le mercredi soir. N’hésitez pas. » Mariane est furieuse : il la prend pour une imbécile. Elle se sert de la machine depuis des années… Elle envisage d’aller leur dire ce qu’elle pense d’eux, cherche ses clefs de voiture à la hâte...
…. Lorsque, comme pour lui répondre, l’ordinateur se met en marche seul à nouveau : elle y est tellement habituée qu’elle ne s’étonne même plus. C’est devenu si rapidement comme un rite. Elle regrette seulement que le Saint Thomas du bout du fil ne soit pas là pour le vérifier. Il clignote à nouveau. « Demande de chat ». Elle répond à toute allure : « qui ? »… « Cassandre. » L’habitude faisant nature, elle ne bronche pas et clique immédiatement sur «oui».
«La cible n’est pas celle que tu crois» écrit Cassandre, lentement pour une fois. Stupeur. Mais elle répond immédiatement « qui est-ce ? » comme s’il était tout naturel qu’un mort (peut-être) l’avertisse par ordinateur interposé… d’une histoire inventée. Inventée ? Non, pas inventée, elle en est sûre à présent. Cette histoire est vraie, comme le lui a dit la machine. Et si elle paraît loufoque, c’est parce que l’ordinateur effectue un lien incroyablement rapide entre plusieurs qui se « tiennent » et semblent se résoudre ensemble. Se renvoyer les unes aux autres. La machine semble un super cerveau qui emprunterait à Mariane ses données simultanément et les lui expliquerait (à demi). Elle est son prolongement intellectuel sophistiqué et démultiplié… Après tout, songe-t-elle, les ordinateurs programmés arrivent bien à effectuer des calculs qui prendraient des années à des cerveaux humains parmi les meilleurs ? Par certains cotés, la machine nous surpasse et nous dépasse. Mais c’est nous qui la programmons.
Cette fois, elle reprend comme si elle s’adressait à un ami :
— Qui es-tu ? »
Silence. Cassandre n’est plus en ligne. Si elle pouvait déchiffrer d’où vient l’appel, car c’est un appel tout de même… Elle songe à son fils : lui y parviendrait peut-être… Mais il est injoignable, comme souvent. Elle se souvient vaguement, dans le cas d’affaires de pédophilie, des adresses IP qui peuvent faire remonter jusqu’à la source d’un hacker… à condition qu’il ne soit pas dans un cybercafé. Dans les séries télévisées, ils font ça en trois secondes songe-t-elle, amère. Elle rappelle, toute honte bue, la boite d’informatique. Personne : sans doute l’ont-ils détectée et sont-ils peu soucieux de perdre un temps qu’ils facturent au prix fort ? Ou d’être pris en défaut d’incompétence ?
Elle a juste le temps d’appeler Bertrand qui accourt aussitôt. L’ordinateur reprend lentement. Dans la salle d’autopsie, il y a un policier qui visiblement dirige l’affaire. On se croirait dans les experts. C’est la première fois qu’un flic apparaît clairement dans l’histoire. Un des médecins regarde le crâne et hoche la tête. Ils discutent passionnément devant le corps ouvert. Ils ne sont visiblement pas d’accord. Erdal est toujours en arrière fond mais on a l’impression que personne ne se soucie de lui. Un fantôme ? On ne distingue pas s’il s’agit d’une image en surimpression ou s’il se trouve réellement dans le champ. Enfin, réellement… Tout est virtuel pourtant. Virtuel ? Non, pas tout à fait. Sur le fil du rasoir.
— Elle était déjà morte lorsqu’on l’a précipitée -dit l’homme sans émotion-. C’est donc un meurtre et non un suicide. » Cela colle avec ce que disait la vieille institutrice : « elle se cachait, elle se savait menacée »…
Et les photos, à nouveau, défilent… Et cette fois, Mariane comprend. Une main. Elle a envie de tout arrêter mais sa fascination est la plus forte, comme toujours.
L’un des hommes semble soudain excité à l’extrême :
— Regardez ! Les empreintes sont inexploitables. Elles ont été brûlées. D’une manière assez remarquable car on a tenté d’en reconstituer d’autres, à l’acide. Mais avec le temps, elles se sont un peu estompées et les anciennes sont réapparues, insuffisamment pour être lues toutefois…»
Le flic donne un ordre : un autre sort un portefeuille et projette l’image de la carte d’identité. Ils sont de plus en plus excités.
— Alors ?
— Alors la photo n’est pas celle de la morte, observez l’écartement des yeux, des tempes, la longueur du menton... »
Tous se penchent, magnétisés.
— Et regardez le plus beau -reprend le légiste, qui a ménagé ses suspenses- la radio donne une image interne jamais vue : un ensemble de plastique remplaçant les os du visage. Observez : cette cicatrice fine et à peine visible qui court le long du cou. Cette femme, soit a eu le visage éclaté en morceaux il y a environ huit ans et parfaitement reconstruit, voire même greffé –précise-t-il à mi voix, impressionné- soit a été volontairement modifiée mais de fond en comble… et le travail de reconstitution est digne du meilleur chirurgien… enfin, reconstitution ? On ne sait pas ce qu’était son visage avant… Disons de construction car c’est sacrément réussi. Elle est parfaite … Du grand art.»
— Des violences sexuelles ? »
— Aucune de visible en tout cas.»
— Parité ? »
Le légiste semble pour la première fois gêné.
— C’est bien la question ! On en discute. On n’est pas sûr -avoue-t-il-. Là aussi il y a eu reconstitution ! L’utérus a été enlevé, le vagin a été refait totalement, on ne peut rien savoir de précis, mais il s’agit bien d’une femme : les trompes et les ovaires sont intacts. Quant à savoir si elle a été mère… Possible selon moi car ses aréoles sont brun foncé et bien formées, comme celles d’une femme qui a allaité. Mais (il se tourne, conciliant, vers l’autre médecin qui s’agite, visiblement en désaccord) il est vrai que ça peut aussi avoir été provoqué par une intervention particulière qui ne laisse pas de traces. Certaines femmes y ont recours, de jeunes actrices de porno souvent, on a déjà vu ça, les seins largement aréolés au mamelon saillant étant considérés comme plus sexy que des seins ronds sans bout de nullipares. Question de public et de goût car on voit aussi l’inverse, des femmes qui demandent qu’on leur regonfle l’aréole trop serrée pour la mettre à niveau du mamelon et le cacher, ce qui est plus difficile à réaliser. En tout cas, telle que, elle était stérile. »
— Une prostituée de luxe ?
— Ou une jolie femme riche et choyée. On ne peut pas savoir. Les interventions en tout cas ont coûté une fortune... A moins qu’elle n’ait été un cobaye… Car vous allez voir la suite. Mais pourtant elle a récemment travaillé de ses mains, cela se voit, regardez les cals sur ses paumes, et elle était sportive, sans doute même douée d’une force peu commune. Peut-être une joueuse de tennis, voyez son bras droit… peut-être une ouvrière agricole…
— Ca ne nous avance guère…
— Attendez, car ce n’est pas tout, on a encore autre chose : une fracture cervicale parfaitement cicatrisée, appareillée par une plaque souple, un travail incroyable, plus important même que celui sur le visage, dont nous serions actuellement incapables ici. Une vertèbre en plastique en quelque sorte, ou plus exactement en os véritable reconstituée par moulage à partir de son fémur et greffée ensuite, puis soutenue sans doute provisoirement par la plaque souple. Extraordinaire : on a pris des clichés et on va transmettre sur le net pour savoir qui peut réaliser une telle prouesse sans endommager la plomberie à cet endroit là. Ce corps est une mine, chirurgicalement parlant. Un sujet de thèse à lui seul.»
— Mais qui est cette femme sans empreintes, sans visage, presque sans sexe - s’exclame un flic effaré- : une extraterrestre ? Tout est modifié en elle ! »…
— Et même plus que vous ne croyez -ajoute le légiste qui parle de plus en plus bas- car il y a autre chose aussi, et même d’essentiel. Regardez derrière la nuque. »
Sans ménagement, il tourne le visage de la morte :
— Qu’y a-t-il ? »
— Ca ! »
Et il montre une pastille ovoïde plate, brillante, d’un demi centimètre environ, métallique, brillante, extraite d’une minuscule entaille à la base du cuir chevelu. Une puce électronique d’ordinateur avec même sa minuscule antenne lovée au bout.
— Et une puce active, mes amis ! Nouvelle formule. Modèle Virimodem. Ni plus ni moins. On a touché une femme… disons bionique ou du moins appareillée. Un couple machine–femme en quelque sorte… Une surfemme si vous voulez. Et ça, je ne l’avais jamais vu jusqu’alors et je n’espérais pas le voir un jour… Aujourd’hui sera pour moi comme pour nous tous ici une date. Il y aura un avant et un après.»
En effet, tous ont les yeux littéralement ventousés vers la table. Un des flics se saisit de l’objet avec précaution, comme s’il allait le mordre, et le glisse dans une pochette… Un long silence. Puis, sa voix, qui n’est plus qu’un filet, articule faiblement.
— Ca existe donc vraiment. On l’avait vu dans un stage, au cours d’un film… sur l’armée américaine je pense, ou turque, les deux je crois, mais j’avais toujours pensé que… En effet, ce n’est pas gros … On va immédiatement transmettre au service informatique de la police pour la lire, enfin s’ils peuvent… »
Il s’éponge le front, en sueur et reprend, plus fortement :
— Et dans ce bled perdu encore ! Une ouvrière agricole vivant dans une masure. Qui aurait pu croire ?… »
Il regarde soudain ses hommes, souriant, et conclut.
— Une super affaire. Comme on n’a jamais vu. Comme on n’en a qu’une dans toute une carrière et encore pas toujours. Si on n’est pas dessaisi, ça va faire de nous des… des… »
Il ne termine pas. Il n’a pas osé dire « des stars » mais c’est visiblement le terme qui lui était venu à l’esprit. Il ne peut s’en empêcher : il se frotte les mains et tape sur l’épaule du médecin.
— Bravo, toubib, vous auriez pu passer à coté, c’est si petit, et dans le cuir chevelu en plus…
— Et ça aurait encore fait exploser le crématoire, ça arrive tout le temps avec les pace maker. Mais on n’a guère de mérite : bricolée comme elle était, on voyait bien que ce n’était pas Madame Michu. On a tout fouillé, raclé tous les fonds de tiroir, et encore n’est-ce pas fini… On se la garde bien au chaud, et il n’y aura pas un atome qui n’ira pas sous Mimile… (le microscope électronique).
Mariane a le souffle coupé. C’est en effet une histoire vraie que raconte la machine : elle pompe sur son disque dur quelque chose qu’elle-même avait découvert autrefois … et qu’elle avait même écrit, dans un livre publié, (avec censures). Comme pour lui donner raison, Erdal s’avance au premier plan. Un jeune flic résume :
— Mais qui est cette femme dont on ne sait rien, qui vivait depuis six ans dans un coin perdu de montagne, belle à se mettre à genoux mais sans sexe ni visage d’origine, sans empreinte digitales et avec une puce électronique implantée dans la nuque ? Une martienne ?
— Non, une guerrière infiltrée du PKK » lance-t-il simplement. C’est Erdal qui a parlé mais les autres semblent ne pas l’entendre. On dirait qu’il ne parle que pour elle. Mariane frissonne.
La bécane stoppe net.
………………………………………….
Bertrand est pris, malgré ses réticences. Il tente une synthèse.
— Si j’ai bien compris, c’est votre histoire passée et présente… et celle de ce fameux Erdal qui s’inscrit, mais au féminin cette fois, sous le fond de la terrible affaire Magy, qui s’est passée ici il y a dix ans. Votre histoire passée, présente… et … et… » Il hésite à poursuivre. C’est Mariane qui termine sa phrase :
— Et peut-être future…
— C’est ce que je pensais. Ca me fait peur… Pour vous. »
Mariane joue le détachement.
— Il récupère au hasard -enfin, peut-être pas tout à fait au hasard- mes données… et les greffe sur d’autres… Comme s’il cherchait la ou plutôt les solutions à deux énigmes à la fois, celle de l’assassin de Mady et …
— Et celle de votre beau révolutionnaire un peu mac qui vous harcèle toujours. »
Mariane sourit.
— Si vous voulez…
— Mais on croirait qu’il veut vous mettre en garde… La mort de Sonia. Les avertissements. La cible n’est pas celle que tu crois… Non ?
— Oui. Vous avez sûrement raison mais je ne comprends pas.
— Moi non plus et c’est justement ce qui me fait peur. »
L’ordi s’est arrêté, comme pour les laisser digérer ses informations.
PAUSE-CAFE a-t-il écrit ironiquement. BONSOIR. DORMEZ BIEN…
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Pause café
— « Il » se moque carrément de nous » observe Mariane… Petit à petit, sans même s’en rendre compte, ils se sont mis à parler de l’ordinateur comme d’une personne vivante, un interlocuteur, avec des émotions, des états d’âme.
Bertrand s’est assis à la table de salon, éreinté. Pour calmer les esprits, Mariane sert le café, sans s’apercevoir qu’elle «obéit» ainsi à un ordre de la machine. Il faut faire comme si tout était normal. Bertrand tend sa tasse sans remercier, ce qui est exceptionnel, puis il lève les yeux.
— Résumons-nous. Essayez de m’expliquer s’il vous plaît, de remplir les blancs si possible. Je nage… en partie, et je n’aime pas ça…
— C’est simple. Enfin… simple… Voilà : il y a dans mon ordinateur des courriels adressés à Anne, et sûrement son nom sur mes contacts. Or elle est connue dans un certain milieu. Ensuite, l’affaire Mady, copie de l’affaire Mégane, ici et, en partie, de l’affaire Pauline Laffont. Deux affaires que l’on n’a jamais résolues. Comme celle de Grégory, mais de celles-là, surtout celle de Mégane, personne n’a jamais beaucoup parlé.
— Elles sont dans votre ordinateur ?
— Oui, pour l’affaire Grégory. Et sans doute pour celle de Pauline, qui a été mon élève. Quant à Mégane, je ne sais pas. Peut-être. Une lettre à ma mère, sans doute, après l’histoire du Mazet qui l’avait tant troublée… Elle s’était même demandée si le quasimodo qu’elle avait aperçu grimpant sur le sentier n’était pas l’assassin de la petite Mégane. Elle en avait fait un portrait à sa façon. Les gendarmes lui ont presque ri au nez. Pensez, 15 ans après !!! On n’est pas dans « affaires non classées » ici. Et Mégane n’était pas Pauline Laffont ni Grégory. Je vérifierai.
— Vous n’avez aucune idée de qui il peut être, ce quasimodo ?
— C’est curieux que vous me posiez la question justement. Car figurez vous que j’ai, depuis peu, une vague intuition, mais si vague…
— Je vous précise que ce n’est pas moi qui ai posé la question mais indirectement cette foutue machine. Dites toujours…
— C’est simple : « is fecit cui prodest. »
— Comme vous dites ! Voyons… « Celui qui profite du crime [est celui qui] l’accomplit » ? L’instituteur ?
— J’y ai pensé.
— Il aurait monté l’affaire de toutes pièces ?
— Peut-être. Imaginez vous qu’il s’est récemment vanté devant moi d’avoir obtenu (contre mon gré) ce que personne n’aurait pu obtenir à part lui. Il semblait me défier, son regard était étrange, provocateur, presque cruel. Il semblait me dire triomphalement « je t’ai eue »… Or je ne le connaissais même pas et ne tenais pas à faire sa connaissance. C’était il y a un mois, lors d’une conférence. Il s’est avancé et s’est présenté. Comme son nom ne me disait rien, il m’a soufflé, après s’être assuré furtivement que personne ne pouvait l’entendre :
— C’est moi, vous savez, qui ai acheté le mazet, celui que vous aimiez tant.»
Je n’y avais pas pris garde mais il s’était petit à petit glissé devant l’estrade, mis en coin, et attendait… sans doute que nous fussions sans témoins. Il a attendu longtemps, il devait être déterminé. Un sale type, peu aimé, manipulateur et avare comme Harpagon, mais de là à …
— Il boîte ?
— Non, je ne crois pas, mais c’est facile de le feindre et de se grimer. Que risquait-il ? Une mauvaise plaisanterie… Il n’avait pas prévu le courage de ma mère qui n’a pas hésité à sauter sur son chien. Mais il a tout de même obtenu ce qu’il a voulu.
— Bon. Donc, une affaire au fond peu dramatique, du moins si votre intuition est exacte. Une simple histoire de paysan retors qui veut à tout prix s’approprier un bien convoité quitte à monter un immonde scénario pour vaincre la propriétaire et passer devant l’héritière en titre. Mais pour l’affaire Grégory, comment se fait-il ? Je ne vous savais pas people… Est-elle dans votre ordinateur ?
— Indirectement, par des liens. J’ai surfé récemment sur un blog d’un assez bon niveau, initié par un haut fonctionnaire -un magistrat- qui se cachait (mais qui finit par un courriel spécifique par me dire son nom véritable) blog qui traitait de liberté d’expression et de la justice en général, mais qui, lors de la diffusion du téléfilm sur l’affaire, s’est vite fait déborder par le cas Grégory. Quelques posts assez virulents accusaient la mère de l’enfant, il y eut même des révélations troublantes de la part d’une journaliste et le blog fut arrêté. Mais il parlait aussi d’autres affaires, celle des disparues de l’Yonne notamment et comportait également des critiques vigoureuses (et des demi révélations) sur l’attitude et même le rôle de la justice dans cette atroce saga, sûrement issues du webmaster lui-même qui voulait visiblement, avant sa retraite et peut-être sa mort car il m’a avoué en privé être malade, se libérer de secrets trop lourds. Il est certain que, malgré ses bravades, il prit soudain peur (il me l’avoua lui-même à mi mot) et, après un voyage aux States, arrêta tout du jour au lendemain. Le blog avait remporté un tel succès qu’il drainait des centaines de visiteurs par jour, des gens parfois connus, passionnés. Des journalistes, des juristes et des écrivains. Plus les parents du petit Grégory qui se défendaient et se décoraient eux même naïvement en se cachant sous plusieurs pseudos, facilement décryptés par le webmaster par leurs adresses IP. «Il» en avait sans doute trop dit et s’avoua menacé, ainsi qu’une autre blogeuse essentielle, une journaliste people très célèbre… mystérieuse et un peu sulfureuse qui prétendait connaître la vérité, accusait ouvertement la mère de l’enfant …
— Et vous avez recopié le blog j’imagine ?
— Entièrement.
— Bravo. Donc là on a une piste. Les hakers ont eu vent de l’affaire, c’est probable. Et même probablement le blog in extenso.
— Mais j’y pense ! Je vais vérifier mais je crois que j’y parle explicitement de Mégane ! C’est juste une parenthèse pour souligner que certaines affaires sont ultra médiatisées et d’autres au contraire tombent complètement dans les oubliettes de l’histoire. Cela dépend du moment et du hasard et n’a rien à voir avec l’atrocité de l’acte lui-même. Oui, j’en parle, j’en suis sûre à présent, ainsi que de Pauline.
— Bon… C’est une explication donc. « Il » l’a eu. Et l’affaire de l’autopsie ? C’est le plus inquiétant tout de même… »
Mariane hésite… De cela en effet, elle n’a jamais parlé à Bertrand. Une affaire trop glauque, trop lourde, qui le mettrait mal à l’aise.
— Vous voulez vraiment savoir ? Cela ne va pas vous plaire, je vous préviens.
— Au point où j’en suis… Rien ne me plaît dans cette histoire finalement…
— Et pourtant elle vous fascine tout de même…
— C’est que je n’ai pas le choix à présent.
— En somme, vous voulez savoir la fin ? Vous verrez que ce sera bien un best seller : malgré votre répugnance d’homme du monde parfaitement civilisé, vous vous y accrochez tout de même…
— Allez, cessez de me faire languir. Dites moi tout, puisque cette foutue machine a déjà commencé…
Sur ou sous hommes
Mariane finit son café et se racle la gorge…
—D’accord. Voici. Erdal m’a parlé explicitement d’implants cérébraux dont on équipait certains soldats dans l’armée turque (ou des guérilléros d’élite du PKK, qui sur ce point ne vaut pas mieux que son ennemi héréditaire) afin évidemment de les rendre plus performants. Et de drogues, aussi. Cela en faisait de véritables machines à tuer. Il a toujours nié avoir été dans ce cas mais une rumeur ici, troublante et tout à fait crédible, disait l’inverse : certaines de ses attitudes en effet étaient étranges, sa démarche par exemple, raide, mécanique, bizarre, ses yeux qui viraient à tout instant. Il avait aussi un kyste parfois douloureux à la base de la nuque et une oreille dont il disait qu’on l’avait greffée (le tympan, éclaté après une bagarre, aurait été reconstitué). Il ne supportait pas qu’on la touche ; un jour que par mégarde je l’ai frappé très légèrement, il en a presque tourné de l’œil. Je me suis renseignée auprès de mon oncle prof de médecine : plausible. Ca peut être un implant. Il m’a en tout cas fortement recommandé de ne plus jamais le revoir.
— Mais quel intérêt ? Des expériences réalisée par un Dr Folamour ou un Mengelé asiate ? Il y avait l’alcool en 14 et en 40, la drogue au Vietnam… Ca ne suffit plus ?
— C’est une manière de rendre les gens invincibles… C’est comme la drogue ou l’alcool, en effet, mais en plus simple car la manip est (peut-être) réversible… et l’emprise, totale, sans adjonction régulière de produit ni surveillance particulière. Un drogué en manque fait n’importe quoi, y compris ce qu’on ne voudrait pas qu’il fasse. Et dans les maquis, il n’est pas facile de s’approvisionner… D’une part, c’est cher, d’autre part, après coup, le gars demeure accro : une fois démobilisé, il risque de faire n’importe quoi pour se procurer son produit. C’est une véritable bombe que l’on lâche dans le société. N’oubliez pas qu’ils sont un corps d’élite au départ, entraîné au combat, accoutumés à la violence…
— Qu’est-ce que c’est que ce roman à la noix ?
— L’ordi vous l’a dit : c’est une histoire vraie. Non, ce n’est pas un roman. Kevin Warwick, directeur de laboratoire à Reading s'est en 1998 greffé une puce électronique passive qui lui permettait tout bêtement d'ouvrir la porte de son bureau…
— Belle victoire ! Il savait pas faire autrement ? » coupe Bertrand, ironique.
— Et en 2002, il s'est implanté une nouvelle puce, mais cette fois-ci, connectée à son système nerveux selon un dispositif qui a la faculté de recevoir des informations et non plus seulement d'en donner. Une puce active si vous voulez. Et il l’a reliée à une autre chez sa femme. Ainsi, ils se transmettent leurs pensées assure-t-il. J’ignore si ça a été vérifié. N’empêche, le gus poursuit toujours ses expériences, a écrit des tonnes de trucs et il estime que l'ère de la machine intelligente a commencé. En d'autres termes, il annonce l'avènement du surhomme. Lui.
— Bon, si l’on veut mais je ne vois aucune gravité dans ce que fait cet hurluberlu qui apparemment ne sait pas ouvrir ses portes tout seul et doit être un jaloux pathologique…
— Il y a une suite. Aux USA , la puce s’est répandue comme une traînée de poudre. Au départ, on a seulement voulu implanter les agresseurs sexuels afin de les suivre par satellite. C’était comme une sorte de transpondeur, des puces passives. Puis, on l’a étendu et amélioré. Et à présent, c’est tout ce qu’il y a d’officiel, des compagnies qui ont pignon sur rue proposent des puces RFID (identification par radiofréquence) en Europe, font de la publicité, vendent, se font concurrence et sont même sponsorisées par des labo pharmaceutiques. Le marché potentiel est énorme. Aux USA, on a commencé à les utiliser dans les prisons sur des criminels, dans des hôpitaux sur des patients ou encore pour sécuriser l’accès à certaines zones.
— Bon, rien que de très acceptable finalement… Ca évite même de la casse, sûrement.
— Oui mais ça en crée aussi car elles se perfectionnent. On songe même à implanter des enfants pour lutter contre les kidnappings. Contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas nouveau : la question était déjà débattue vers la fin des années 60.
— Comme pour les voitures… Pas mauvais comme idée, que trouvez-vous à y redire ?…
— Vous avez raison et tort à la fois. Il est vrai que les puces sont utilisés avec succès pour traiter les patients atteints d’Alzheimer ou de Parkinson (elles suppriment les symptômes) mais certains souhaitent à présent se faire implanter simplement afin d’augmenter leurs capacités.
— J’en aurais bien besoin en ce moment. Je suis crevé et mon éditeur me harcèle… — Le remède risque d’être pire que le mal : les ondes directement émises et reçues à l’intérieur du corps cassent l’ADN, d’où des risques de cancer… et aussi de déplacement de l’implant. Plus celui d’une incompatibilité avec l’IRM (qui est un énorme aimant), vous voyez le travail. De surcroît, les puces implantées dans le cerveau étant dangereuses à retirer, elles sont placées à vie. — Vous plaisantez ?
— Non. Et attendez. Ces puces à présent ne sont plus de simples transpondeurs qui crépitent lorsqu’un pédophile s’approche d’une école mais des émetteurs et des récepteurs de micro-ondes. Elles sont actives. Des ondes émises à certaines fréquences et pendant un certain temps peuvent modifier des structures spécifiques du cerveau et par exemple arrêter ou déclencher la sécrétion d’hormones (donc de désir sexuel, entre autre) et causer également des perturbations des ondes cérébrales naturelles (alpha, thêta et delta) ce qui a pour conséquence la perte de la capacité de concentration et le déplacement du seuil émotif… On peut ainsi par exemple faire produire au sujet via la puce plus ou moins d’adrénaline, c'est-à-dire le rendre plus ou moins agressif, plus ou moins anxieux etc… ce qui revient à contrôler son comportement, par l’action des satellites et des antennes relais. — C’est du James Bond ?
— In vivo. Et écoutez la suite. C’est à la fois simple et diabolique. Voici ce qui a été imaginé : dans un premier temps, on enregistre sur ordinateur, à partir des puces cérébrales implantées sur le sujet, les ondes et les pulsions électriques de son cerveau qui correspondent à un mouvement, à une émotion, à une sensation spécifiques qu’il éprouve naturellement ; on obtient ainsi une grille de correspondance individualisée cerveau-émotion, une sorte de code barre du bonhomme si vous voulez. Car on n’est pas tous tout à fait identiques même sur ce plan. Ensuite, on inverse le sens en renvoyant à la puce via les ondes des stimulations électriques qui correspondent aux mouvements, aux émotions et aux sensations que l’on veut obtenir de l’implanté, c'est-à-dire que celle-ci se met à fonctionner comme une télécommande : on peut faire ressentir au sujet une émotion, une sensation (de plaisir ou de douleur) spécifique voulue, exactement quand on le souhaite et comme on le souhaite. La puce peut donc être utilisée comme une arme (une torture) et faire également de l’implanté une arme inconsciente (un torturant) : il ressentira et exécutera les émotions et les mouvements que l’on veut qu’il éprouve et exécute, contre sa propre volonté ou plus exactement, et c’est encore pire, sans sa volonté réelle tout en croyant les effectuer de son plein gré. Ca ne vous fait pas peur ?
— Mais vous voyez tout en noir, comme d’habitude. Ca peut aussi jouer dans l’autre sens. Vous parliez de la guérison de la maladie de Parkinson… Ne peut-on pas par ce biais, traiter par exemple des maladies mentales, l’extrême agressivité ou les dépressions ? Une puce implantée dans leur cerveau ne peut-elle pas rendre des dépressifs heureux en équilibrant, comme vous dites, leur taux d’hormones ? Et des agités, calmes ?
— Oui. Delgado par exemple est célèbre pour avoir réussi à stopper net à l'aide d'une télécommande, un taureau furieux lancé en pleine course lors d'une corrida, taureau auquel il avait implanté une puce cérébrale de son invention, le stimover. N’empêche que ce qui agit dans un sens peut de même agir dans l’autre, (il aurait aussi bien pu lancer l’animal au départ calme sur une victime de son choix) et que tout dépend des mains dans lesquelles se trouvera la télécommande. Pour l’instant, ce sont des trusts américains et l’armée qui s’intéressent à la question… et à la vente. C’est une immense source de profit potentielle. Si vous voulez gagner de l’argent, investissez, c’est l’avenir.
— Merci du conseil, j’en parlerai à mon banquier demain. Plaisanterie mise à part, c’est « Orange mécanique » en plus sophistiqué…
— Beaucoup plus. Et c’est ce même Delagado arrêteur (ou déclencheur) de taureau furieux qui a écrit à ce sujet : "L'individu peut penser que la réalité la plus importante est sa propre existence mais il ne s'agit que de son point de vue et cela n’a pas de sens pour l’histoire… Sous peu, les armées et les généraux seront contrôlés par des stimulations électriques du cerveau."
— Et qui contrôlera les armées et les généraux ? D’autres implantés ?
— Les politiques au pouvoir. Peut-être implantés si ça se trouve, eux aussi… Ici, comme toujours, l’humanisme côtoie le cynisme. Si on veut améliorer les soldats afin qu'ils supportent le stress des combats, il existe aussi un projet américain d’une puce qui court-circuiterait la partie du cerveau qui sert à fixer les souvenirs, si bien qu’ils oublieraient ainsi les horreurs du champ de bataille et échapperaient aux traumatismes psychologiques invalidants… et l’armée, elle, éviterait la désertion, les mutineries. Quant à la société, elle ferait l’économie de la délinquance lourde qui est le fait de beaucoup d’ex soldats choqués une fois démobilisés: holds up, racket, crimes.
Bertrand est comme assommé. Du coup, il regarde Mariane tout autrement. Incrédule.
— Et vous avez vraiment connu cela ? Vous ?
— Oui, par Erdal.
— C’est cela qu’aurait voulu dire la machine ?
— Je ne sais plus. Peut-être.
— Bon, reprenons : Sonia est une infiltrée d’un groupe terroriste, mettons le PKK si vous y tenez, trafiquée afin d’être devenue une machine à tuer. Mais elle semblait plutôt sympathique dans l’histoire. Elle aide la pauvre Jeanne, elle cherche l’assassin de sa fille, elle parle à Line au péril de sa vie, elle travaille durement… Ca ne cadre pas.
— Erdal aussi était plutôt sympathique, lui aussi travaillait durement et il pouvait parfois prendre des risques pour un ami ou même pour n’importe qui. Il n’était pas dénué de pitié. Je l’ai vu s’arrêter pour charger dans la voiture une vieille paysanne qui peinait dans une cote. J’avoue que ça ne m’était pas venu à l’esprit et qu’il me l’a reproché. Il n’empêche que c’était probablement un mac et à coup sûr un tueur. Avec un visage d’ange et une allure de sex symbol. Ce sont justement les gens plutôt favorisés sur tous les plans qu’utilisent les groupes terroristes (ou les armées) pour « ça ». Un gus qui a une tête de tueur fera un très mauvais tueur ; on le repèrera tout de suite. Non ?
— Mais il n’était pas un infiltré ?
— Ca, je n’en sais rien. Si, probablement. Mais d’où vers où ? Mystère. Ex terroriste nationaliste, après son arrestation, il avait été retourné, sous menace dit-il, par l’armée. D’après lui, il avait seulement feint de collaborer pour sauver sa peau ou plutôt celle de sa famille… ce qui me semble tout à fait impossible à long terme : ils s’en seraient vite aperçus et l’auraient immédiatement éliminé. Remarquez que cela vaut dans l’autre sens, pour le PKK. En fait, je ne comprends tout simplement pas comment l’un ou l’autre des deux groupes ennemis ne l’a pas liquidé.
— Il avait peut-être réussi à faire croire à chacun qu’il roulait pour eux.
— C’est ce qu’il dit. Du grand art, en ce cas. Car ils exigent toujours des résultats, du rendement…
— Les meurtres, sans doute, ne croyez-vous pas ? C’était le deal ?
— Il me l’a laissé entendre à mi mot. Je ne suis pas sûre. Mais vous savez, ce sont des histoires de fous : les deux parties ennemies droite et gauche sont aussi reliées par le trafic de drogue, les rackets et divers business. Aussi invraisemblable que cela paraisse, chacun a son territoire : par exemple, les « Loups », l’héroïne et le PKK, le crack ; les uns, la prostitution dans telle ville, les autres, dans telle autre. Si pour le reste, ils s’entretuent, en revanche, dans les « affaires », tacitement, chacun n’empiète pas trop sur le pré carré de l’autre. Biz is biz… »
Bertrand éclate de rire un peu cruellement.
— Comment pouvez-vous être encore de gauche après ça ?
— Disons que je suis anti fasciste, c’est tout, et qu’il ne faut pas tous les mettre dans un même sac : le PKK n’est pas le seul mouvement nationaliste kurde tout de même !
— Certes certes, vous vous y connaissez mieux que moi. Mais ôtez moi un doute : les autres, c’est quoi leur biz ? Le trafic d’organe ? La pédophilie ? »
Mariane rit à son tour, nerveusement… Et soudain, elle se fige net :
— Vous avez dit… Mais oui. C’est ça… Merde !!!
— Quoi « ça » ? Vous connaissez aussi un groupe d’idéalistes émérites qui luttent héroïquement contre l’infâme (Turc, Chinois, Sioniste ou autre, ça le fait aussi bien) pour leur terre, leur liberté, l’égalité et le bonheur pour tous… et qui à mi temps vendent des petits garçons à prix d’or ou en solde à des émirs du pétrole pour pouvoir s’acheter des armes sans lesquelles leur combat etc etc…? Ou les découpent en rondelles ? »
Mariane le fixe, pour une fois sans aménité.
— Vous oubliez notre best seller mon cher et le point de départ de l’histoire » rétorque-t-elle, plus sèchement qu’elle n’aurait voulu.
Bertrand, voyant qu’elle ne plaisante plus du tout, écarquille les yeux et se fige lui aussi. A retardement.
— Merde !!!
C’est la première fois que Mariane l’entend prononcer le mot et elle ne pensait pas qu’il pût le faire un jour.
……………………………………………………………………
Euréka
Le cri a retenti au même moment et ils ont sursauté ensemble comme jamais. C’était l’ordinateur qui repartait, tout simplement. Leur énervement avait atteint son acmé.
— Je crois qu’on ferait mieux d’arrêter tout, de débrancher la machine et d’en ôter les piles. Les deux bécanes veux-je dire. Je suis responsable autant que vous, je vous en achèterai une, non deux autres, j’ai eu des droits récemment, pas négligeables ma foi, et on n’en parle plus. Surtout, vous mettez celles-ci à la benne… Brûlées, concassées, que sais-je…
— Merci, mais non. De plus, et mes données ?
Bertrand pâlit.
— C’est exact. Je n’y avais pas pensé. On est piégés. Enfin, vous l’êtes mais je ne vous laisserai pas tomber dans cette situation. Et je n’y tiendrai pas…
— Mais non, on ne va pas arrêter maintenant qu’on a compris ou presque. Jamais. Il faut aller jusqu’au bout.
— Mais regardez !!!
Mariane, toute à la discussion et émue par la proposition de Bertrand, n’avait même pas tourné son regard vers l’écran mais lui, si… Elle se retourne… et voit soudain leurs propres paroles s’y inscrire à toute allure, mais phonétiquement.
— Ca devient de plus en plus fou…
C’est Bertrand qui a l’illumination et il rit soudain, presqu’aux larmes.
— Mais non ! C’est la reconnaissance vocale simplement… Qu’on est idiots ! On ressemble à des hommes de cromagnon devant une fourchette.
— Mais comment s’est elle mise en marche à la fin, cette reconnaissance vocale ? Je ne m’en étais jamais servie.
— Justement ! Il doit y avoir un truc… Ne me demandez pas lequel. Cette damnée machine fait ce qu’elle veut… Peut-être se met elle en place lorsqu’on demeure sans toucher au clavier, automatiquement, pendant un certain temps ? Je crois avoir lu ça quelque part… Ca fait une heure que nous parlons.
— Mais « euréka » ? On ne l’a pas dit. Ni vous ni moi… Et ça s’est inscrit et même dit très fort, vous l’avez bien entendu comme moi…
Au moment même où elle interroge Bertrand, Mariane s’aperçoit… d’un détail qu’elle n’ose lui signaler. Non, elle ne l’a pas dit en effet… mais elle l’a pensé. La machine peut-elle à présent lire ses pensées ? Elle préfère occulter le phénomène. Ne pas lui en parler…
— J’y penserai à tête reposée » se dit-elle un peu lâchement.
Se faire hacker un ordinateur par un groupe d’opposants idéologiques, soit, rien que de très normal et d’éminemment explicable. Voir ses données éparses existantes surgir en désordre, puis se réorganiser afin de former une histoire qui semble résoudre un crime réel et ancien, soit encore : après tout, l’ordinateur a été programmé pour cela et il calcule comme une machine -qu’il est !-, plus vite et sans a priori par rapport à un cerveau humain… [Il ressemble à l’artiste qui a essuyé ses couteaux sans y penser et qui s’aperçoit après coup en retournant le tableau, qu’il a esquissé, parfois de manière très figurative, la forme exacte de ce qui précisément l’obsédait à ce moment sans qu’il n’en ait eu la moindre conscience.] Cela se comprend également. Mais l’entendre dire tout haut ce qu’elle vient de penser tout bas, là, on est passé derrière le miroir, ce n’est plus rationnel. C’est à ce moment que Bertrand, presque timidement, s’exclame, comme détaché :
— C’est peut-être idiot mais je dois vous avouer que je l’ai pensé, « euréka », juste avant que cela ne retentisse dans la galerie …
Mariane éclate de rire. Décidément, il est plus courageux qu’elle. Elle avoue humblement aussitôt :
— Moi aussi.
— Donc il y a une sorte de communication étrange entre la machine, vous et moi. Nous fonctionnons en trinôme.
Etrangement, (ou est-ce la saturation ? Est-il plus fort qu’il ne paraît ? ) Il semble ne plus éprouver d’émotion particulière. Il énonce le fait comme un simple constat. Banal. Presque.
— Et ceci juste au moment où on parlait de transmission de pensée et de puce électronique… Mais vous vous rendez compte !
— Serait-on téléguidés par la machine ?
— Nous ne sommes pourtant pas implantés, c’est sûr.
— Regardez…
Sur l’écran, ce ne sont plus leurs paroles qui s’écrivent phonétiquement mais le sablier qui s’est mis en route.
— Ca y est. Il s’y met. Il va nous expliquer… » s’exclame Mariane.
— Vous devenez étrange ma chère. Ce n’est rien de plus qu’une machine. Il ne va rien nous expliquer du tout…
L’amour
Cela s’inscrit en lettre majuscule. Une tête de chapitre, encore… L’amour est une forme magique d’implantation… C’est la première fois que l’ordinateur semble enfin leur « parler » directement.
— Ai-je été manipulée ? » Demande-t-elle aussitôt. La machine élude. Elle insiste pour une fois, quasiment hystérique :
— M’a-t-on manipulée ? Lorsque nous avons eu cet accident ? QUI m’a soignée ? C’est le moment où j’ai écrit mon livre et… »
Les photos défilent à nouveau. Celle d’Erdal. Malgré elle, Mariane se touche la nuque : rien. Une folie, elle délire, cette foutue machine l’a entraînée dans son sillage. Mais cependant… ce qu’elle avait pris pour de la magie amoureuse, si c’était tout simplement le cas banal de Kevin Warwick ?
A suivre !